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Revue d’experts

Bien utiliser les anticoagulants pour prévenir les AVC dans les cas de fibrillation auriculaire

Cardiologie / Neurologie

2e chapitre : Les AVC à l’ère d’une prévention efficace

Theodore Wein, M.D.
Professeur adjoint de neurologie
Université McGill
Montréal (Québec)


Au Canada, un AVC ischémique sur cinq environ est imputé à la fibrillation auriculaire (FA) qui compte pourtant parmi les plus évitables des causes d’AVC. Des essais cliniques d’envergure ont maintes fois confirmé les effets positifs de la warfarine, un antagoniste de la vitamine K, et les essais menés subséquemment sur des anticoagulants pour voie orale qui ne sont pas des antagonistes de la vitamine K (NACO) ont mis au jour des gains similaires et un risque plus faible de saignement. Le problème, c’est que ces agents sont sous-utilisés en raison notamment de la crainte de provoquer un saignement. Bien que les lignes directrices sur les anticoagulants à prise orale soient factuelles et relativement simples, les études montrent que ces agents sont écartés ou que les NACO sont administrés à des doses réduites pour éviter les saignements. Une telle réduction se justifie pour quelques sous-groupes de patients bien définis, mais au vu des conséquences dévastatrices des AVC massifs, le rapport entre les effets positifs de doses complètes de NACO et les risques qu’elles comportent plaide en faveur de leur emploi dans la plupart des cas de FA où la prévention d’un AVC s’impose.

L’éternel problème de l’anticoagulothérapie : absente ou inadaptée

L’anticoagulothérapie orale a réduit le risque d’AVC chez 85 % des participants à des essais à répartition aléatoire atteints de FA par rapport à l’abstention thérapeutique et de 50 % par rapport à l’AAS en monothérapie1-3. Selon les lignes directrices factuelles, le rapport entre les bienfaits et les risques de la prévention des AVC plaide en faveur de l’anticoagulothérapie orale chez presque tous les patients. Le risque d’AVC grave, débilitant et menaçant le pronostic vital est effectivement élevé et l’emporte ordinairement sur celui, assez faible, de saignements d’importance clinique4-6. Une estimation des gains nets populationnels obtenus chez 182 678 Suédois a révélé que seulement 3,9 % des patients atteints de FA n’en tireraient aucun avantage7, soit ceux exposés au risque le plus faible (score de 0 d’après le système d’évaluation CHA2DS2-VASc) et qui n’ont pas besoin de ce traitement de toute façon selon les lignes directrices actuelles.

Les principales lignes directrices recommandent toutes de recourir systématiquement à une anticoagulothérapie orale pour prévenir les AVC chez les patients atteints de FA, sauf chez ceux de moins de 65 ans exempts de facteurs de risque vasculaires tels que l’hypertension et le diabète5,6,8. Or on ne compte plus les séries de données indiquant qu’une forte proportion de patients atteints de FA qui pourraient bénéficier de ce traitement ne reçoivent pas des soins suffisants. À preuve : l’examen des dossiers médicaux de plus de 7000 Canadiens atteints de FA non valvulaire a révélé que 65,5 % de ceux qui ne prenaient pas d’anticoagulant par voie orale répondaient pourtant aux critères définis dans les lignes directrices, alors que 24,8 % de ceux qui en prenaient n’utilisaient pas la dose recommandée9 (Fig. 1).

Une posologie inadaptée a maintes fois été documentée chez des patients atteints de FA victimes d’un AVC malgré la prise d’anticoagulants par voie orale. Selon une étude menée chez 60 patients prenant un NACO, plus du tiers d’entre eux (34,1 %) s’étaient fait prescrire une dose infrathérapeutique et 25 % ne respectaient pas leur traitement10. Il est ressorti d’une étude canadienne que seulement 10 (42 %) des 24 victimes d’un AVC ischémique qui prenaient pourtant un NACO recevaient la bonne dose11. Parmi les autres, sept suivaient un traitement au long cours à une dose inférieure à celle recommandée et six n’avaient pas reçu le traitement par un NACO recommandé dans le cadre d’une intervention chirurgicale.

Quand les doses d’anticoagulants à prise orale sont inadaptées, elles sont le plus souvent, et de loin, trop faibles plutôt que trop fortes. Selon l’étude ORBIT-II, qui a servi à évaluer l’utilisation des NACO chez près de 8000 patients, la dose réduite administrée à 57 % d’entre eux était insuffisante au vu des lignes directrices12, alors que 4 % seulement de ceux qui recevaient la dose type prenaient une dose trop forte pour eux (Fig. 2). Or les sujets prenant une dose réduite couraient un risque d’incident thromboembolique 50 % plus élevé (RRI : 1,56) que ceux traités au moyen de la dose type et à un risque de décès plus de deux fois supérieur (RRI : 2,61). Même si une fois ajustés ces risques n’étaient plus significatifs, il demeure que la plupart des patients prenant des doses réduites de NACO ne sont pas traités conformément aux recommandations des monographies de ces agents.

Une analyse multidimensionnelle réalisée lors d’une étude cas-témoins multinationale ayant servi à comparer 713 patients consécutifs atteints de FA et victimes d’un AVC ischémique à 700 autres indemnes d’incidents cérébrovasculaires a établi un lien entre des doses faibles de NACO et un risque relatif approché d’incidents ischémiques plus que triplé (RRA : 3,18; IC à 95 % : de 1,95 à 5,85)13, une hausse statistiquement significative (Fig. 3). Bien des patients prenant des doses faibles de NACO avaient des antécédents de saignements ou suivaient aussi un traitement antiplaquettaire, la crainte de provoquer un saignement chez ces patients ayant été évoquée pour justifier la faiblesse de la dose utilisée.

Si tant de patients se font prescrire des doses réduites de NACO, c’est vraisemblablement pour tenter de réduire le risque de saignement, mais cette pratique contrevient aux recommandations des lignes directrices. Lors d’une étude, 1473 (9,9 %) des 14 865 sujets atteints de FA prenaient une dose réduite de NACO en raison d’une insuffisance rénale. Cela dit, 13,3 % des 13 392 autres sujets prenaient aussi une dose réduite, mais pour aucune raison particulière hormis un âge avancé14. Chez ces derniers, le risque d’AVC était presque quintuplé (RRI : 4,87; IC à 95 % : de 1,30 à 18,26). Or aucun lien n’a pu être établi entre cette dose faible et une protection conséquente contre les saignements majeurs. Au cours d’un essai ayant révélé qu’un traitement par un NACO était mieux respecté s’il est uniquotidien plutôt de biquotidien, les chercheurs n’ont noté aucune hausse significative des saignements mineurs ou majeurs dans le groupe traité une fois par jour15.

Beaucoup des facteurs de risque de FA et d’AVC sur fond de FA, tels un âge avancé, sont aussi des facteurs de risque de saignement. Les lignes directrices préconisent des doses complètes d’anticoagulants à prise orale, même chez les patients présentant de tels facteurs de risque à la lumière des rapports favorables entre les bienfaits et les risques de la prophylaxie lorsque ces risques concurrents sont pris en compte ensemble. Même si les lignes directrices conseillent souvent d’évaluer les facteurs de risque de saignement afin de corriger ceux qui peuvent l’être, c’est bien un risque faible d’AVC plutôt qu’un risque élevé de saignement qui est la principale raison justifiant qu’un patient soit exempté d’une anticoagulothérapie orale au long cours.

Les coûts financiers et sanitaires de l’absence d’adhésion au traitement

Comparativement aux antagonistes de la vitamine K, les NACO offrent plusieurs avantages qui en ont fait les agents privilégiés dans les principales lignes directrices. Il est ressorti de l’analyse d’un grand nombre d’essais à répartition aléatoire que les NACO sont au moins aussi efficaces que la warfarine pour prévenir les AVC, mais qu’ils comportent un risque d’AVC hémorragique et d’autres incidents hémorragiques majeurs significativement plus bas16. En outre, les NACO exercent un effet antithrombotique dès le premier jour, ce qui permet de protéger les patients plus rapidement qu’avec la warfarine qui met ordinairement de deux à quatre jours pour atteindre des concentrations thérapeutiques. L’administration des NACO est aussi plus simple, puisqu’aucune surveillance du traitement n’est nécessaire. Une étude menée chez des patients atteints de FA hospitalisés en raison d’un AVC ischémique pendant qu’ils suivaient une anticoagulothérapie orale nous a appris que 91,7 % de ceux traités par un antagoniste de la vitamine K prenaient une dose infrathérapeutique (RIN < 2,0) par rapport à 43 % de ceux utilisant un NACO10.

De tous les obstacles à la prévention des AVC chez les patients atteints de FA au moyen d’anticoagulants à prise orale, nul n’est plus important que l’adhésion au traitement. En effet, une étude de cohorte populationnelle réalisée récemment montre que 12 mois après avoir entrepris une anticoagulothérapie orale à l’aide de warfarine ou d’un NACO, plus de 40 % des patients atteints de FA ne suivent pas leur traitement à la lettre17. Compte tenu du faible risque d’effets indésirables de ces agents, il est improbable que l’effritement de l’observance du traitement soit le fait d’une intolérance. Les schémas posologiques simples, faciles à suivre et à mémoriser, semblent plutôt améliorer le respect d’une anticoagulothérapie orale, comme ils le font déjà pour d’autres maladies exigeant un traitement au long cours, telles que les maladies pulmonaires obstructives chroniques (MPOC) ou l’hypertension18,19.

Une étude croisée multicentrique menée chez 2214 patients atteints de FA prenant des NACO depuis trois mois au moins a révélé que la probabilité qu’ils respectent leur traitement augmentait de plus de 10 % avec un schéma posologique uniquotidien (= 0,001)15. La théorie voulant qu’une prise biquotidienne permette mieux de pallier les doses oubliées ne tient pas la route selon des chercheurs ayant étudié cette question. Ils ont en effet découvert que l’incidence des AVC était pour ainsi dire identique chez les patients atteints de FA dont le respect à l’anticoagulothérapie orale laissait à désirer, qu’elle soit administrée une ou deux fois par jour20. D’autres chercheurs ayant comparé un schéma posologique uniquotidien à un autre, biquotidien, à partir de données tirées de la pratique clinique ont constaté que le rapport entre les bienfaits et les risques du premier était bien plus favorable que celui du second. Les réclamations de plus de 50 000 patients consignées dans une base de données ont révélé que les 15 cas d’hémorragie majeure de plus (non significatif; < 0,191) observés chez les patients prenant un NACO une fois par jour par rapport à ceux les prenant deux fois par jour avaient été compensés par les 64 AVC en moins (< 0,001)21 (Fig. 4). La raréfaction des AVC a généré des économies conséquentes.

Pérennisation des bienfaits de l’anticoagulothérapie

Comme l’anticoagulothérapie orale offre aux patients atteints de FA une protection optimale contre les AVC, des stratégies visant à la pérenniser ont été élaborées pour certaines situations assorties d’un rapport moins favorable entre les risques et les bienfaits de ce type de traitement, notamment pour les patients subissant une opération chirurgicale, ayant fait un premier AVC ischémique ou victimes d’un AVC hémorragique. Une étude rétrospective réalisée à McGill a imputé six des 14 AVC ayant frappé des patients atteints de FA à un mésusage des NACO, l’emploi de ces derniers ayant été interrompu incorrectement ou pendant un temps inutilement long en raison d’une intervention chirurgicale11.

Pour ce qui est de la prise en charge des risques périopératoires, Thrombose Canada a formulé des recommandations particulières, quoique similaires, pour chacun des NACO offerts : le dabigatran, le rivaroxaban, l’apixaban et l’édoxaban22. Dans l’ensemble, l’interruption de l’anticoagulothérapie orale, qu’elle repose sur un NACO ou sur de la warfarine, est déconseillée dans les cas de chirurgie mineure comme les traitements de canal, l’extraction d’une cataracte, l’angiographie coronarienne ou l’installation d’un stimulateur cardiaque. Quant aux opérations comportant un risque modéré d’hémorragie, telles que des interventions orthopédiques, vasculaires ou laparoscopiques, il est recommandé de cesser l’administration du NACO deux jours avant l’opération chez les patients ayant une fonction rénale normale et trois jours avant chez ceux traités par le dabigatran dont la fonction rénale est altérée. Il est conseillé de cesser l’administration des NACO trois jours avant une intervention chirurgicale très risquée comme les interventions neurochirurgicales, les interventions cardiaques lourdes ou les résections de tumeurs cancéreuses volumineuses. Fait exception le dabigatran dont l’administration doit être interrompue 5 jours avant pareille opération chez les insuffisants rénaux (Tableau 1).

L’administration de tous les anticoagulants pour voie orale doit être reprise le lendemain d’une chirurgie comportant un risque modéré d’hémorragie. Dans les cas de chirurgie à risque hémorragique élevé, il faut attendre de 48 à 72 heures même si l’administration d’une dose plus tôt à des fins prophylactiques est envisageable.

Quant aux saignements qui n’ont rien à voir avec une chirurgie, selon Thrombose Canada, il n’y a pas lieu d’interrompre l’anticoagulothérapie orale dans les cas que l’on sait spontanément résolutifs (les bleus, par exemple)23. Advenant une hémorragie majeure exigeant des soins médicaux, l’arrêt de l’anticoagulothérapie orale peut raisonnablement être envisagé jusqu’à ce qu’elle soit jugulée. Cette décision doit être prise à la lumière de la gravité de l’hémorragie et de la durée théorique de l’effet anticoagulant qui dépend de facteurs tels que le temps écoulé depuis la dernière dose et la demi-vie du médicament. Si on juge que le risque posé par une hémorragie non réprimée l’emporte sur le risque de thromboembolie, il faudra peut-être prendre d’autres mesures comme l’administration d’un agent permettant de renverser l’effet anticoagulant, si un tel agent est disponible. L’anticoagulothérapie orale doit être réamorcée dès que l’hémorragie a été jugulée et que tout danger de récidive est écarté.

Chez les patients atteints de FA qui ont fait un AVC, l’anticoagulothérapie orale doit être amorcée ou réamorcée aussitôt que possible aux fins de prévention secondaire, et comme c’est le cas en prévention primaire, en privilégiant les NACO24. Font exception les porteurs d’une valve cardiaque mécanique pour qui la warfarine et une surveillance étroite du rapport international normalisé (RIN) sont préférables. Il faut rechercher une FA chez tous les patients ayant subi un AVC et, le cas échéant, leur prescrire une anticoagulothérapie orale aux fins de prévention secondaire.

Aucune donnée probante ne nous renseigne sur le moment optimal pour reprendre une anticoagulothérapie orale chez les patients atteints de FA ayant subi un incident cérébrovasculaire. Toutefois, selon un consensus d’experts, il est légitime d’amorcer ou de réamorcer le traitement le jour même ou le lendemain d’un AIT et à l’intérieur d’un délai de trois jours après un AVC léger, de six jours après un AVC modéré et de 12 jours après un AVC grave24. Plusieurs essais d’envergure à répartition aléatoire sont en cours pour évaluer un traitement par un NACO amorcé rapidement et un autre amorcé tardivement dans la prévention d’un nouvel AVC; trois d’entre eux produiront des données d’ici la fin de 2021.

De la même façon, le moment optimal pour reprendre une anticoagulothérapie orale après une hémorragie cérébrale chez les patients atteints de FA reste à déterminer25. La recension des facteurs de risque d’AVC et d’hémorragie cérébrale récidivante susceptibles d’être corrigés a amené des chercheurs à recommander de personnaliser cette décision en tenant compte de tous ces facteurs. Un essai en cours où des patients ayant subi une hémorragie cérébrale seront répartis aléatoirement de façon à recevoir des doses faibles ou élevées d’un NACO qui leur seront administrées plus ou moins longtemps après cet indicent devrait nous renseigner davantage26. Il est prévu de comparer les résultats obtenus à 24 mois.

Résumé

Bien utilisée, l’anticoagulothérapie orale est un bon moyen de réduire le risque de décès et de morbidité lié à l’AVC. Environ un AVC sur cinq se produit sur fond de FA et les patients atteints de cette arythmie sont cinq fois plus exposés aux AVC que les patients appariés indemnes de FA. En outre, les AVC liés à la FA risquent plus que les autres d’entraîner une invalidité27. Partant du principe selon lequel il est possible de prévenir la plupart des AVC liés à cette arythmie à l’aide d’anticoagulants à prise orale, les cliniciens doivent impérativement vérifier si leurs patients âgés en sont atteints et, le cas échéant, entreprendre une anticoagulothérapie orale. Seule exception : ceux de moins de 65 ans qui sont exempts d’autres facteurs de risque tels qu’une vasculopathie ou une insuffisance cardiaque congestive.

Beaucoup de patients que l’on sait atteints de FA ne prennent pas d’anticoagulants par voie orale ou se sont fait prescrire une dose infrathérapeutique, ce qui nous appelle à réévaluer les facteurs qui s’y opposent. Si les cliniciens sont hésitants ou réticents à prescrire un traitement à doses complètes, c’est qu’ils appréhendent les saignements chez leurs patients âgés et chez ceux qui en ont déjà fait ou qui y sont fortement exposés. De même, ils pourraient laisser passer une occasion de prévenir un AVC en ne réamorçant pas l’anticoagulothérapie orale chez leurs patients fraîchement opérés, ayant subi une hémorragie ou un premier AVC. Or les lignes directrices fournissent des stratégies fondées sur des données probantes pour la plupart de ces scénarios. Tous les obstacles s’opposant à la prévention des AVC chez les patients atteints de FA, dont l’adhésion insuffisante au traitement, peuvent être surmontés facilement grâce à une démarche plus rigoureuse et plus systématique.

Références

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Déclaration

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